Recréer une forêt primaire en Europe de l’Ouest, un rêve fou qui questionne les politiques publiques

Daniel BeharUniversité Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Alexandra LocquetUniversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne

       La question d’un renversement radical de notre rapport à la nature, centré davantage sur le réensauvagement que sur l’exploitation, est à l’ordre du jour – illustré notamment par les débats vifs autour du retour de populations sauvages au sein des territoires.

       Pensé comme une alternative aux politiques en vigueur, ce concept mobilise avant tout parmi les cercles de réflexion et les acteurs de la société civile.

       Relevant de cette dynamique citoyenne, le projet porté par l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire, vient interpeller directement les politiques publiques quant à leur capacité à intégrer cette perspective du réensauvagement.

Cette association souhaite créer les conditions favorables au développement d’une forêt primaire (de plaine) de 70 000 hectares en zone transfrontalière en Europe de l’Ouest.

Des initiatives surtout citoyennes

       Depuis la fin des années 2000, des initiatives en faveur de la nature sauvage (wildernessémergent en Europe. Du fait de l’absence de stratégie commune et de la diversité des contextes culturels et socioécologiques, différents concepts sont développés à travers l’Europe : le rewilding, la wild land ou encore la libre évolution.

       Ces démarches apparaissent comme de nouvelles approches dans le domaine de la conservation pour contribuer à la lutte contre le changement climatique et l’érosion de la biodiversité. Et elles se déclinent de plusieurs manières : allant de projets encourageant la réintroduction de dynamiques naturelles via le retour d’espèces dites « clés de voûte » (en Europe, surtout des grands herbivores), aux principes de non-intervention visant à « laisser faire la nature ».

       À l’inverse des pratiques interventionnistes de gestion de la nature, ces initiatives entendent développer des processus spontanés dans les écosystèmes. L’objectif est ici de retrouver un plus haut niveau de naturalité, compris comme la qualité d’un écosystème, caractérisé par le degré d’intégrité écologique variant en fonction de l’intensité des interférences anthropiques.

En France, la libre évolution en plein essor

       En France, c’est surtout le concept de libre évolution, attaché aux milieux forestiers, qui est mobilisé. Sans toutefois ignorer l’impact des activités humaines passées, la libre évolution encourage le retour de dynamiques dans des milieux ayant subi des perturbations anthropiques.

la libre évolution – que sur la forme, une initiative émanant de la société civile.

        Mais son ampleur territoriale (70 000 hectares a minima de zone protégée, dans un espace transfrontalier) en change la nature. La concrétisation d’un tel projet nécessite l’accord et l’intervention des pouvoirs publics à toutes les échelles, du local à l’Europe : foncier, réglementation, compensations diverses…

        De là découle une interrogation quant au sens de ce projet. Deux lectures sont possibles. Il s’agit en fait d’une utopie, d’un « rêve fou » dont la fonction sociale et politique est avant tout mobilisatrice.

       La puissance évocatrice de ce projet permet de susciter une double prise de conscience, d’une part celle d’une rupture avec notre attitude prédatrice vis-à-vis de la nature, d’autre part celle d’une impérative réinscription de nos choix sociétaux, dans le temps long, en l’occurrence celui des sept siècles nécessaires à la renaissance d’une forêt primaire sous nos latitudes.

Repenser la protection de la nature

       Mais on peut aussi considérer qu’il s’agit d’un projet à même de s’inscrire sur le registre des politiques publiques et d’incarner leur nécessaire transformation. La concrétisation de ce projet pourrait enclencher en effet au moins quatre dynamiques de bifurcation.

        La première a trait au modèle qui régit depuis plus d’un demi-siècle nos politiques dites de protection de la nature. Ce dernier différencie ce qui relève de la protection proprement dite (les Parcs nationaux en particulier) de ce qui tient davantage d’une valorisation responsable (les Parcs naturels régionaux).

       Cette distinction a de moins en moins de sens. Les catégories et modes d’action se brouillent autour d’une question transversale : vivre avec la nature. Par son ampleur, c’est cette question que soulève le projet de forêt primaire : étendre et intensifier la protection tout en intégrant la libre évolution des milieux dans notre vie en société.

Une impossible planification

        Avec l’impératif de transition environnementale, la planification est de retour. Les Trente glorieuses nous ont habitués à la considérer comme un exercice de programmation pluriannuelle des investissements collectifs, sur le mode du rétroplanning, de l’objectif à atteindre à son phasage dans le temps.

       La transition écologique nous impose d’inverser la perspective : il nous faut amorcer des bifurcations dans une incertitude absolue quant aux effets induits, à leurs interactions dans le temps et dans l’espace. Le projet de forêt primaire incarne de façon radicale ce renversement de perspective.

        Nul d’entre nous ne sera là pour voir la réalité de l’atteinte de l’objectif dans cinq siècles et il faudra au moins deux générations pour installer les conditions de cette bifurcation. D’une certaine manière, la dynamique engagée – la libre évolution à grande échelle – prévaut sur le résultat attendu, la renaissance d’une forêt primaire.

Faire coopérer les territoires

        En dépit du succès des travaux de Bruno Latour et de ses mises en garde, soulignant combien nous sommes aujourd’hui plus proches de ce dont nous dépendons que de ce qui nous entoure, l’heure est au triomphe du localisme et à l’apologie de la proximité.

       Face à un monde dérégulé dont le fonctionnement nous échappe, le local constitue à la fois une valeur refuge et un potentiel espace d’alternatives. Là encore, le projet de forêt primaire s’inscrit en faux contre cette attitude. Il ne s’agit ni d’un projet local ni d’un projet supranational, mais bien d’une démarche multiscalaire.

       Pour engager un processus de libre évolution à grande échelle, il faut penser la complémentarité des ressources et des fonctions entre les territoires et organiser sur cette base les transactions et compensations de tous ordres à même de les réguler. C’est une bascule du localisme à la gestion de systèmes interterritoriaux coopératifs qui est en jeu.

Un autre développement territorial

       C’est ainsi notre conception du développement territorial, indexée sur la croissance (population, emplois…) qui est interpellée. Peut-on imaginer que la libre évolution de la forêt constitue une ressource motrice pour un développement plus fondé sur l’innovation que sur la croissance ? Le projet de l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire pourrait par exemple générer la création d’un pôle de recherche sur de nouvelles pratiques sylvicoles. Une filière de production sylvicole de haute qualité pourrait aussi être créée.

       Avec le projet de renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest, Francis Hallé et l’association qui s’est déployée autour de ce projet ont mis sur la place publique une proposition que seule une initiative citoyenne était à même de porter.

       Ils ouvrent ce faisant un espace à même de transformer radicalement un vaste champ de politiques publiques et d’accélérer leur transition, à condition d’inventer un mode de construction collective, loin des formes en vigueur de prise de décision publique.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Glossaire du Cidre, les grands termes pour comprendre l’étiquette.

Découvrez la galette des rois à la pomme avec notre recette facile et gourmande !